De toutes les pagodes de L’Inde, la plus fameuse et plus belles est celle de Chalanbron, qui est située au centre d’une plaine de vingt lieues d’etendu, à huit de Pondichéry et à deux de Porto-Novo, oú nous avons une maison et oú sont établis les Hollandais, qui y font un grand commerce depuis plus de cinquante ans. J’ai visité deux fois cette pagoda, la seconde, par l’occasion que j’eus d’y aller avec M. de Marquessac, capitain commandant le vaisseau L’Appollon et officier du roi, mon ami, avec qui je doit repasser en France au mois de janvier prochain (janvier 1735), et que les affaires de la Compagnie obligeaint d’aller mouiller en rade de Porto Novo. M. de Marquessac, avant de s’embarquer, avait engagé Mmes [?] Febvrier[2], de Palmaroux[3] et du Laurens [4] a ètre de la partie pour aller aux pagodes, {75} ce quelle avaient accepté avec plaisir, et, lorsque’il fut à Porto-Novo, il me fit aviser de son arrive. Je fis alors prévenir ces trios dames qui, dès le lendemain matin et escortées de six chevaliers, partirent de Pondichéry avec moi.
Notre chemin était de passer par Goudelour, où nous fùmes reçus avec toutes les politesses possibles par M. et Mme Pitt, qui nous engagèrent à rester à diner et à souper. M.Pitt était , comme je l’ai dit précédemment, gouverneur de Goudelour. Après le souper, les parties de quasrille ne manquèrent pas et le bal dure jusqu’a quatre heures du matin. Aussitôt après, c’est-à-dire sur les cinq heures, nous nous remîmes en route et nous arrivâmes à Porto-Novo sur les dix heures du matin, mes compagnes de route s‘etant bien récupérées dans leurs palanquins du sommeil qu’elles avaient perdu pendant la nuit, car elles dormaient encore lorsqu’on fut les averter qu’elles étaient arrives. M. de Marquessac, que j’avais fait prévenir de notre retard, vint nous recevoir et nous procura tous les plaisirs et agreements possibles pendant les deux jours que nous restâmes à Porto-Novo pour donner le temps de faire les préparatifs de notre excursion aux pagodes, où l’on porta toutes sortes de provisions afin que rien ne manqaât à notre arrivée.
Avant de nous metre en route, j’envoyai en avant demander au gouverneur des pagodes la permission de les visiter, et je chargeai de cela un interprète que nous avions emmené de Pondichéry et que M. de Marquessac fit accompagner de M. de Saint-Georges, second du vaisseau qu’il {76} commendait. Lorsque nous eûmes reçu avis de la permission, nous nous disposàmes à nous metre en marche. Plusieurs personnes de Porto-Novo, ainsi que Mme Mollandin [1, voir p.20], qui c’etait de passage en cette ville et que je fus si heureux de revoir, se joignirent à nous, et nous fumes ainsi au nombre de seize personnes de marquee, à cheval ou en palanquin, avec une suite de domestiques proportionneée et surtout de pions ou autrement dits gens armés pour la decoration, J’en avais amené, pour mon particulier, vingt-cinq de Pondichéry, et les autres messieurs en avaient à proportion. Cela formait une troope qui annonçait que nous étions gens hors du commun; tout cet apparat est indispensable dans les Indes. De son côté, le gouverneur des pagodes envoya, jusqu’á une demi-lieue à notre rencontre, quatre cents pions de sa garde et un braméni de ceux qui ont le plus d’autorité dans son gouvernement, et avec ordre de nous conduire partout où nous lui demanderions d’aller pour satisfaire notre curiosité.
Les pagodes de Chalanbron se voient de six lieues au moins dans les terres et d’une plus grande distance encore en mer, ce que je puis affirmer pour les avoir vues en allant à Pondichéry; et, bien que nous eussions souvent entendu parler de leurs proportions colossales, nous n’avions pu nous faire une idée de ce qu’elles sont lorsqu ón les voit de près. Aussi ne puis-je exprimer la surprise que nous éprouvâmes et le grand étonnement où nous fumes au moment où nous étions près d’y entrer. L’enceinte de {77} ces pagodes est close par un mur de quarrante pieds de hauteur sur six environ d’épaisseur, formant rempert en dedans et bâtie de pierres de taille d’une longueur et d’une largeur surprenantes. Il y a de ces memes pierres énormes jusqu’au plus haut des quatre tours qui flanquent les angles de la pagoda.
Quatre portes donnent accès dans l’enceinte. Le braméni qui nous accompagnait nous conduisit d’abord à la porte principale, don’t l’aspect nous surprit tant par sa hauteur que par son architecture dans le goût indien. Deux pierres de soixantes pieds environ de hateur et huit de largeur, et une autre, plus grande encore et posée sur les deux premières, forment les montants et le dessus de cette porte, par laquelle troise carrosses pourraient passer de front et que nous considéràmes un assez long temps, nous efforçant de nous render compte des moyens qu’on avait employés pour dresser ces énormes pierres et les mettre en place, ainsi que tant d’autres, non moins énormes, que nous vimes ensuite dans l’intérieur et qui toutes ont été posées pierres sur pierres, sans mortier ni chaux, comme aux arènes de Nîmes. Nous fimes questioner là-dessus le braméni par notre interprète; l’idée qu’il en avait lui-même était qu’on avait fait, au pied des murs, des terrasses qu’on élevait aussi le bâtiment et sur lesquelles on trainait les pierres, et que ce ne fut qu’à force de temps et de travail qu’on parvint à render ces pagodes aussi considérables qu’on les voit aujourd’hui. Il ajouta qu’il ne pouvait imaginer que les anciens eu des {78} machines pour élever à la hauteur prodigieus en où on les voit ici et dans les autres constructions de ce genre. MM. de Nyon, Deidier et Lambert [ces deux derniers partie de l’expédition de Mahé comme ingénieurs], tous les trois ingénieurs du Roi, visitèrent ces pagodes et furent aussi d’avis qu’elles n’ont pu être construites autrement. Les pierres don’t elles sont bâties ne se trouvent, suivant eus, qu’à plus de cent lieues dans les terres, et ils estiment d’après cela qu’il a fallu plus d’un siècle et demi pour la construction de ces pagodes. L’un des ingénieurs que je viens de citer, M.de Nyon, aujourd’hui gouverneur de l’ile Maurice, a bâti la citadelle de Pondichéry, qui passé pour être la plus régulière et la plus forte de toutes celles que les Européens ont dans les Indes.
Les pagodes de Chalanbron paraissent être aussi anciennes que les plus anciens monuments de l’antiquité, mais on ne saurait préciser de date à leur construction, car les Indiens n’écrivent ni l’histoire de leur pays ni les particularités qui regardent leurs ancètres. Ils se bornent à ce qui vient à leur connaissance, de leur vivant, et à ce qu’ils peuvent apprendre des plus anciens de leurs contemporains. La tradition de certains événements ne s’est conservée que parmi les braménis; et cést à eux, comme étant les plus savants, que s’adressent tous ceux qui veulent faire quelque recherche sur les Indes.
Nous entrâmes dans l’enceinte des pagodes par la porte principale et au son de la musique qui leur est affectée, {p.79} puis, après avoir passé par diverses petites portes gardées chacune par un poste de pions, nous arrivâmes au milieu d’une place immense autour de laquelle il y avait de superbes maisons. Nous nous arrètâmes devant celle du gouverneur pour en admirer la magnificence extérieure. De chaque côté de cette maison s’élèvent deux colonnades de cent cinquante pieds environ d’étendue et dont les colonnes et des chaînes, aussi de peirre, qui les relient en façon de guirlandes, ont été formées d’un seul bloc de Pierre, quelque surprenant que cela puisse paraître [1 ]. Après avoir passé facilement sous ces chaines, qui ne tombent {p.80} qu’ à six ou sept pieds de terre, nous continuàmes à suivre notre guide, qui nous fit passer sous une sorte de galerie soutenue par des pilasters élevés. Le corps du bâtiments où se trouvait cette galerie était en bois sculpté et parfaitement doré dans le gout des trois autres pagodes, et le sommet était en forme de tombeau parce que Brahma, le dieu supreme, aurait repose dans cet emplacement. Tout le dedans de cet edifice, que les fidèles appellant la demeure bienheureuse, est superbement décoré; quantité de lampions y brûlent jour et nuit, et quatre braménis n’en sortent jamais , c’est-à-dire qu’ils se relevant et que le meme nombre consacré y est toujours.
Sur le toit de la pagoda, qui est couvert de grandes plaques d’argent très poli et posées régulièrement les unes contre les autres, se trouvent huit boules allongées faisant un peu l’effet de pommes de pin de filigranes d’or et formant couronne, ouvrage des plus achevés qui, lorsque le soleil donne dessus, est d’un brilliant à interdire l’usage de la vue. Quant au dessous du toit, dans l’intérieur, il est garni de bois sculpté doré er argenté.
Les braménis sont persuadés que leur dieu a créé le monde, qu’il naquit pauvre, vécut de meme et fit des miracles. Il est représené sous la forme d’un beau jeune home, ayant quatre mains qui lui servent à distribuer les blens et maux, et, sous les bras, quatre divinités subalterns auxqelles il commande de faire le bien ou le {81} mal, suivant le plus ou le moins de zèle des croyants. Notre guide nous fournissait toutes ces explications avec une ferveur de croyance et de devotion qui, loin de nous toucher, nous donnait plutôt envie de rire.
Par une grace particulière que fait à la nation française le gouverneur des pagodes, il nous fut permis d’approcher de séjour de la divinité sans quitter nos souliers. Il est d’usage de faire au gouverneur un present proportionné à la qualité er au caractère des visiteurs; le nôtre fut de quatre aunes d’ecarlate et d’un miroir de vingt écus, et ce present fut si bien apprécié que nous eûmes libre entrée par toute la pagoda.
Lorsque nous en sortimes pour aller diner dans un beau jardin qui en dépend, il y avait quatre bonnes heures que durait notre visite. Nous avions fait apporter, comme je l’ai dit, tout le néccessaire pour notre diner, et le gouverneur nous avait envoyé des tables et même, bien que n’étant pas en usage chez les peoples orientaux, des chaises qu’il avait fait faire exprès pur les visiteurs européens. Il nous envoya aussi les bayadères et les musiciens affectés à la pagoda et nous fit apporter toutes sortes de fruits, d’herbage et de laitage, sans oublier le betel, qui, aux Indes, est une marquee de bienvenue et de consideration.
Après que nous eùmes dine assez longuement, au son d’une musique discordante mais sous le charme enchanteur des danses des bayadères, nous revinmes à la pagoda, escortés d’environ deux mille homes armés, qui étaient {82} venus par ordre du gouverneur précéder nos palanquins et nous faire ainsi honneur.
Ce fut encore le meme braméni qui nous accompagna et nous conduitsit les endroits où nous n’étions pas allés. Il nous fit voir d’immenses magasins, bátis de pierres d’une largeur et d’une longueur surprenantes, don’t les uns renfermaient les grains récoltés dans les terres appurtenant à la pagoda et les autres, les offrandes de fidèles, qui, certain jour de l’année, sont apportées et deposes au pied de l’idole par ceux qui ont des graces et des faveur à lui demander. Ces offrandes sont faites de diverses choses, comme du cotton, de la soie, du riz, des couronnes de fleurs, des vaches, du lait, etc. Bien que prodigieusement grands, ces magnifiques magasins ne laissent pas que d’étre remplis chaque année. Ils se vident de meme tant pour la subsistence de ceux qui sont commis à la garde et à l’entretien de la pagoda que pour venire en aide aux nécessiteux, lorsque le pays se trouve dans quelque disette de riz ou d’autres grains, comme il arrive souvent dans cette contrée éloignée de Pondichéry. Nous continuâmes à suivre notre guide qui nous fit visiter, toujours dans l’enceinte de la pagoda, d’autres bâtiments immenses, construits également en pierres énormes, où logent, dans des chambers séparées et plus ou moins journellement, les quinze cents braménis attachés à la pagoda ainsi que les musiciens et les bayadères qui y sont affectés. Dans les memes bâtiments sont aussi les logements de la garde, qui est composée de trios mille pions, armés de fusils ou d’ares et de flèches. {83}
A l’entrée de la nuit, nous sortîmes de la pagoda, que nous avions visitée dans ses moindres details, et, après avoir admire une dernière fois la porte principale, nous retournâmes à Porto-Novo pour de l`a rentrer à Pondichéry, don’t je vais dire encore quelques mots.